+ d'infos sur le spectacle Manuel littéraire du retour en forêt d'Alexis Fichet et Nicolas Richard

Extrait 1- LA REVANCHE DE GAïa

Alexis et Nicolas au plateau regardent ensemble l’écran, où est projetée un plan vidéo fixe d'une forêt.

ALEXIS. Regarde la forêt. Tu vois quelque chose ?

NICOLAS. Oui. Du vert. De la verdure.

ALEXIS. Continue.

NICOLAS. Des arbres, des herbes.

ALEXIS. Encore. (Un temps)

NICOLAS. Le mouvement dans les feuilles. Le vent n’est pas visible mais c’est lui qui anime tout ce qui est visible, les herbes, le mouvement des troncs, les frondaisons.

ALEXIS. Encore. (Silence.)

NICOLAS. Non, rien. Rien de plus.

ALEXIS. Des gens voient des signes et d’autres non. Depuis quelques temps je me suis abonné à un groupe Facebook. Des gens voient des visages dans la nature.

NICOLAS. Ouais... C’est un peu un truc récurrent sur certains sites : le visage du Christ est apparu dans une grosse miche de pain, j’ai reconnu mon voisin dans la crème de mon café...

ALEXIS. Au début c’était ça. Un peu des blagues. Mais les signes se sont multipliés. Des gens ont vu dans les nuages des yeux qui les dévisageaient. Puis dans les têtes des animaux, dans leurs chiens, dans leurs chats, ils se sont reconnus. Un jour une femme belge a suggéré que peut-être il ne s’agissait plus d’un hasard. Que la planète nous regardait. Que ce que nous voyions nous voyait. Elle a créé le groupe Facebook Gaïa nous regarde.

NICOLAS. C’est une nouvelle religion ?

ALEXIS. Je ne crois pas. Une nouvelle attention du regard. écologique. Les gens postent des images de forêt, d’arbres, des visages d’animaux, même les plus éloignés de la race humaine, où ils se reconnaissent, et qui les regarde. Ils se sentent observés par la nature, regardés par leur environnement.

NICOLAS. Qu'est-ce que ça leur fait ? Ça les inquiète ?

ALEXIS. Ça les saisit plutôt. Les gens partagent les articles, ils commentent les photos. Sur certaines images on ne voit rien. Les gens postent la photo de leur jardin, avec le commentaire, « Mon jardin me regarde ». Et rien. Ils argumentent, ils décrivent les yeux, à tel endroit, sous le cerisier, cette ombre, et cette trace dans la pelouse, et des gens disent « c’est clair, il regarde », et d’autres ne voient rien. Pas de visage. Pas de regard.

NICOLAS. Gaïa ne regarde pas tout le monde. C’est un truc d’illuminés.

ALEXIS. Gaïa nous regarde. 54 000 abonnés en France. ça a commencé en Allemagne, et maintenant il y a des groupes dans toutes les langues.

NICOLAS. Et tu y crois ?

ALEXIS. Je ne sais pas. Mais je veux bien rester ouvert à cette idée, pour l’instant. Regarder la forêt, et me laisser regarder par elle.

 

Extrait 2 - Apitchatpong Wheerasethakul

Nicolas regarde la vidéo où Alexis est posé sur la branche, lisant Anna Tsing.

NICOLAS. C’est à peu près la même branche, sauf que dans Tropical Malady elle est beaucoup plus haute, et qu’il y a un tigre dessus. Tu connais ce film ?

ALEXIS. Non.

NICOLAS. À la fin, dans Tropical Malady, il y a un tigre sur une grande branche d’un arbre. Le tigre regarde le soldat parti à la recherche de son amant dans la jungle, c’est la nuit il est agenouillé, il va pas très bien. Il commence à être possédé par le tigre. Enfin plus exactement par l’esprit d’un chaman enfermé dans le corps d’un tigre, mais ce tigre dans le film c’est aussi la figure de son amant disparu.

ALEXIS. C’est de qui ?

NICOLAS. C’est une légende, un conte populaire.

ALEXIS. C’est de qui le film ?

NICOLAS. Apichatpong Weerasethakul, un réalisateur thaïlandais.

ALEXIS. C’est de l’animisme ?

NICOLAS. Oui, en Thaïlande ils appellent ça « le culte des esprits ». Le film est composé de deux parties très différentes. La première partie c’est une histoire d’amour, et la deuxième c’est un soldat qui part dans la jungle à la recherche de son amant disparu. Dans cette deuxième partie du film, il y a des intertitres et des vieux tableaux traditionnels, qui racontent une légende à propos d’un chaman enfermé dans le corps d’un tigre. Des phrases en alphabet thaï s’affichent régulièrement sur l’écran noir pour nous raconter ce conte. Cette seconde partie qui se passe uniquement dans la jungle, c’est ça, c’est le conte fantastique, le film entre dans la littérature comme le personnage du soldat rentre dans cette forêt remplie de mystères et d’esprits pour retrouver son amant.

ALEXIS. Et ça ne lui réussit pas trop apparemment.

NICOLAS. Oui, il est dans un sale état, il a erré plusieurs jours dans la forêt, il est épuisé, désespéré, il a perdu ses réserves de nourriture. Il n’a croisé personne dans cette forêt à part des fantômes. À un moment, il fait la rencontre d'un singe qui le met garde, les paroles du singe apparaissent en sous-titres : « Tue-le tigre et libère-le du monde des fantômes ou il t’entraînera dans son monde. » Et à la fin, le soldat, à bout de force, arrive devant ce tigre dans un arbre en haut d’une branche. Un peu comme celle-là.

Alexis sur le plateau s'approche de l’écran, s’agenouille, et regarde Alexis en vidéo lisant sur sa branche.

Il est agenouillé par terre dans la nuit, il tremble, il est presque en transe, comme si le tigre commençait déjà à l’entraîner dans son monde. Il lève la tête et là il voit au-dessus de lui le tigre debout sur la branche. Il l’éclaire avec sa lampe torche. On voit le tigre dans un halo de lumière. Mort de peur, pétrifié, le soldat trouve le courage de parler au tigre, il lui dit « maintenant, c’est moi-même que je vois… ».

ALEXIS regardant Alexis sur la vidéo. « Maintenant, c’est moi-même que je vois… »

Temps.

Le tigre répond ?

NICOLAS. Oui, le soldat continue à parler un peu, et le tigre finit par lui dire avec une voix caverneuse, un peu bizarre : « Je me languis de toi, soldat »

ALEXIS regardant Alexis sur la vidéo, et essayant de prendre une voix de tigre. « Je me languis de toi, soldat ».

NICOLAS. Et le tigre disparaît dans la nuit.