EXTRAITS - COMMENTAIRES

+ d'infos sur le spectacle Commentaires de Nicolas Richard

signenrEXTRAIT 1 -

C’est le grand jour

le grand soir

c’est forcément émouvant

Oh chéri quand tu parles comme ça

ça rend les filles complétement folles

[Hips don’t lie (feat. Wyclef Jean) Shakira,

chanson interprétée pour l’ouverture de la finale

de la Coupe du monde de 2006]

C’est l’heure de l’arrivée des deux équipes

sur la pelouse du stade olympique de Berlin

l’équipe d’Italie et l’équipe de France

Alors sois sage et continue
à lire le langage de mon corps

Regardez ce regard

l’emblème le maestro         

l’exécution des hymnes nationaux

Je suis bien ce soir
tu sais mes hanches ne mentent pas

et je commence à bien sentir tout ça

cette attraction, cette tension

ne vois-tu pas chéri c’est la perfection

Il était beau ce regard

pur profond

la traditionnelle prière

la traditionnelle accolade

Je suis bien ce soir
tu sais mes hanches ne mentent pas

et je commence à bien sentir tout ça, cette attraction, cette tension

ne vois-tu pas chéri c’est la perfection

Vous avez aperçu le Président de la République

ça lui tarde que ça commence

Le coup d’envoi de la 18è finale

de la Coupe du monde

Oh chéri quand tu parles comme ça

Tout est sous contrôle le ballon tout en or

on attend le top du comité d’organisation

Attention

c’est parti

signenrEXTRAIT 2 -

Cinquième minute et dixième seconde

Oh pénalty 

pénalty

pénalty

pénalty

pénalty

faute de sur

Incontestable hein incontestable incontestable hein incontestable

y a pas grand-chose

y a pas grand-chose

y a pas grand-chose du tout

y a pas grand-chose du tout hein

ouais mais attention le pénalty le face à face

je regarde pas

toujours très peu d’élan deux pas au maximum

trois peut être

c’est parti la panenka 

je regarde pas                                         en 1890

est-ce qu’elle est dedans ?

je regarde pas                                          William McCrum

elle est pas dedans elle est pas

je regarde pas                                          un Irlandais

oui elle est dedans                                     invente le pénalty

je regarde pas                                          en 1976

oui elle est dedans

je regarde pas                                          en finale du championnat d’Europe

oh la la                                                    Antonin Panenka

je regarde pas                                          a donné son nom à

je regarde pas                                          ce geste

la panenka                                               à la manière de Fosbury

quel incroyable geste                                 au saut en hauteur

                                                             ou de

quel incroyable geste signé                          Salchow

regardez ça regardez ça                            en

je regarde pas                                          pa-

on va regarder le ballon surtout le ballon  ti-

je regarde pas                                          nage

ouais largement                                        artistique

ouais elle est dedans ouais elle est dedans ouais elle est dedans ouais elle est dedans ouais elle est dedans ouais elle est dedans ouais elle est dedans ouais elle est dedans… (…)

+ d'infos sur le spectacle Manuel littéraire du retour en forêt d'Alexis Fichet et Nicolas Richard

Extrait 1- LA REVANCHE DE GAïa

Alexis et Nicolas au plateau regardent ensemble l’écran, où est projetée un plan vidéo fixe d'une forêt.

ALEXIS. Regarde la forêt. Tu vois quelque chose ?

NICOLAS. Oui. Du vert. De la verdure.

ALEXIS. Continue.

NICOLAS. Des arbres, des herbes.

ALEXIS. Encore. (Un temps)

NICOLAS. Le mouvement dans les feuilles. Le vent n’est pas visible mais c’est lui qui anime tout ce qui est visible, les herbes, le mouvement des troncs, les frondaisons.

ALEXIS. Encore. (Silence.)

NICOLAS. Non, rien. Rien de plus.

ALEXIS. Des gens voient des signes et d’autres non. Depuis quelques temps je me suis abonné à un groupe Facebook. Des gens voient des visages dans la nature.

NICOLAS. Ouais... C’est un peu un truc récurrent sur certains sites : le visage du Christ est apparu dans une grosse miche de pain, j’ai reconnu mon voisin dans la crème de mon café...

ALEXIS. Au début c’était ça. Un peu des blagues. Mais les signes se sont multipliés. Des gens ont vu dans les nuages des yeux qui les dévisageaient. Puis dans les têtes des animaux, dans leurs chiens, dans leurs chats, ils se sont reconnus. Un jour une femme belge a suggéré que peut-être il ne s’agissait plus d’un hasard. Que la planète nous regardait. Que ce que nous voyions nous voyait. Elle a créé le groupe Facebook Gaïa nous regarde.

NICOLAS. C’est une nouvelle religion ?

ALEXIS. Je ne crois pas. Une nouvelle attention du regard. écologique. Les gens postent des images de forêt, d’arbres, des visages d’animaux, même les plus éloignés de la race humaine, où ils se reconnaissent, et qui les regarde. Ils se sentent observés par la nature, regardés par leur environnement.

NICOLAS. Qu'est-ce que ça leur fait ? Ça les inquiète ?

ALEXIS. Ça les saisit plutôt. Les gens partagent les articles, ils commentent les photos. Sur certaines images on ne voit rien. Les gens postent la photo de leur jardin, avec le commentaire, « Mon jardin me regarde ». Et rien. Ils argumentent, ils décrivent les yeux, à tel endroit, sous le cerisier, cette ombre, et cette trace dans la pelouse, et des gens disent « c’est clair, il regarde », et d’autres ne voient rien. Pas de visage. Pas de regard.

NICOLAS. Gaïa ne regarde pas tout le monde. C’est un truc d’illuminés.

ALEXIS. Gaïa nous regarde. 54 000 abonnés en France. ça a commencé en Allemagne, et maintenant il y a des groupes dans toutes les langues.

NICOLAS. Et tu y crois ?

ALEXIS. Je ne sais pas. Mais je veux bien rester ouvert à cette idée, pour l’instant. Regarder la forêt, et me laisser regarder par elle.

 

Extrait 2 - Apitchatpong Wheerasethakul

Nicolas regarde la vidéo où Alexis est posé sur la branche, lisant Anna Tsing.

NICOLAS. C’est à peu près la même branche, sauf que dans Tropical Malady elle est beaucoup plus haute, et qu’il y a un tigre dessus. Tu connais ce film ?

ALEXIS. Non.

NICOLAS. À la fin, dans Tropical Malady, il y a un tigre sur une grande branche d’un arbre. Le tigre regarde le soldat parti à la recherche de son amant dans la jungle, c’est la nuit il est agenouillé, il va pas très bien. Il commence à être possédé par le tigre. Enfin plus exactement par l’esprit d’un chaman enfermé dans le corps d’un tigre, mais ce tigre dans le film c’est aussi la figure de son amant disparu.

ALEXIS. C’est de qui ?

NICOLAS. C’est une légende, un conte populaire.

ALEXIS. C’est de qui le film ?

NICOLAS. Apichatpong Weerasethakul, un réalisateur thaïlandais.

ALEXIS. C’est de l’animisme ?

NICOLAS. Oui, en Thaïlande ils appellent ça « le culte des esprits ». Le film est composé de deux parties très différentes. La première partie c’est une histoire d’amour, et la deuxième c’est un soldat qui part dans la jungle à la recherche de son amant disparu. Dans cette deuxième partie du film, il y a des intertitres et des vieux tableaux traditionnels, qui racontent une légende à propos d’un chaman enfermé dans le corps d’un tigre. Des phrases en alphabet thaï s’affichent régulièrement sur l’écran noir pour nous raconter ce conte. Cette seconde partie qui se passe uniquement dans la jungle, c’est ça, c’est le conte fantastique, le film entre dans la littérature comme le personnage du soldat rentre dans cette forêt remplie de mystères et d’esprits pour retrouver son amant.

ALEXIS. Et ça ne lui réussit pas trop apparemment.

NICOLAS. Oui, il est dans un sale état, il a erré plusieurs jours dans la forêt, il est épuisé, désespéré, il a perdu ses réserves de nourriture. Il n’a croisé personne dans cette forêt à part des fantômes. À un moment, il fait la rencontre d'un singe qui le met garde, les paroles du singe apparaissent en sous-titres : « Tue-le tigre et libère-le du monde des fantômes ou il t’entraînera dans son monde. » Et à la fin, le soldat, à bout de force, arrive devant ce tigre dans un arbre en haut d’une branche. Un peu comme celle-là.

Alexis sur le plateau s'approche de l’écran, s’agenouille, et regarde Alexis en vidéo lisant sur sa branche.

Il est agenouillé par terre dans la nuit, il tremble, il est presque en transe, comme si le tigre commençait déjà à l’entraîner dans son monde. Il lève la tête et là il voit au-dessus de lui le tigre debout sur la branche. Il l’éclaire avec sa lampe torche. On voit le tigre dans un halo de lumière. Mort de peur, pétrifié, le soldat trouve le courage de parler au tigre, il lui dit « maintenant, c’est moi-même que je vois… ».

ALEXIS regardant Alexis sur la vidéo. « Maintenant, c’est moi-même que je vois… »

Temps.

Le tigre répond ?

NICOLAS. Oui, le soldat continue à parler un peu, et le tigre finit par lui dire avec une voix caverneuse, un peu bizarre : « Je me languis de toi, soldat »

ALEXIS regardant Alexis sur la vidéo, et essayant de prendre une voix de tigre. « Je me languis de toi, soldat ».

NICOLAS. Et le tigre disparaît dans la nuit.

de Nicolas Richard

[Plus d'informations sur le projet Outsiders]

La maîtresse dit prend un crayon et dessine un cercle. La maîtresse dit c’est le cercle de ce que tu aimes faire. La maîtresse dit garde ton crayon à portée de main et dessine un deuxième cercle qui chevauche le premier, c’est le cercle de ce à quoi tu es bon. La maîtresse dit ne repose pas ton crayon et dessine un troisième cercle qui chevauche le premier et le deuxième cercle, c’est le cercle de ce que tu sais vendre. La maîtresse dit pour réussir à faire ce que tu veux faire, ce que tu veux faire doit se situer à l’intersection de ces trois cercles. La maîtresse dit selon les méthodes (américaines) de management en leadership préconisées par Jim Collins dans son livre Good To Great (dont le titre français est De la performance à l’excellence) pour optimiser ton potentiel ce que tu fais doit se situer à l’intérieur des trois cercles. La maîtresse dit tu n’es pas bon dans ce que tu aimes faire et tu ne sais pas non plus vendre ce à quoi tu n’es pas bon mais que tu aimes faire. A ce moment-là, Cazoul se lève de sa chaise et interrompt la maîtresse et dit : « ne cherche pas à savoir ce que tu fais ». Cazoul dit : « toi tu te situes seulement dans le premier cercle. Dans le cercle de ce que tu aimes faire. Et tu t’y sens bien. Oui tu t’y sens bien dans ce cercle ». Cazoul dit « Place à la musique ». Cazoul dit qu’il y a maintenant plus que ça à faire. Cazoul dit qu’il ne faut faire que ça maintenant. Cazoul dit que rien que ça c’est déjà beaucoup. Cazoul dit que la musique c’est beaucoup. Cazoul dit que la musique c’est beaucoup de choses à faire. Cazoul dit qu’il y a beaucoup de choses à faire. Cazoul dit que j’ai vraiment beaucoup de choses à faire. Cazoul dit que je suis vraiment très occupé. Cazoul dit qu’aujourd’hui j’ai vraiment beaucoup de chose à faire. Cazoul dit qu’avant j’avais moins de trucs à faire, mais qu’aujourd’hui il ne reste plus qu’à faire ce qui doit être fait. Cazoul dit que pour réussir à faire tout ce qu’il y à faire, il faut galoper à travers les champs et éviter tous ces obstacles qui nous ralentissent avant la mort.

Ce texte a été écrit dans le cadre du programme Traversées et escales, organisé par Rennes Métropole, l'agence TER et Cuesta. Il répond au texte En amont de Champcors, écrit par Alexandre Koutchevsky, dont il reprend le principe formel. Il s'étire du proche vers le lointain futur.

Après qu'ils y ont déposé, dans la nuit, un canoë en feu, Alexis Fichet et Marina Keltchewsky ont lu ce texte sur le pont de Champcors le samedi 17 octobre 2015.

 


Zoé Juntos. Je lutte contre le projet de complexe sportif et hotelier initié par Zacharie Bosec. Avec quelques camarades, nous installons des tentes et des banderolles sur la cale de Champcors.

Yves Komet. Je viens m’installer avec ma caravane sur la Zone à défendre initiée par quelques écologistes locaux. Je tombe amoureux de Zoé, mais elle est sans cesse occupée.  

Xavier Gatrille. Il nous faut une espèce rare : un triton, ou bien un campagnol, comme à Notre Dame. Je cherche, et je trouve, sous le pont, une tortue carnivore de l’espèce Trionychidae. Puis toute une colonie. Ce sont des tortues à carapace molle, particulièrement voraces, et totalement étrangères. Personne ne sait comment elles sont arrivées là.

Watanabe Tsetsuru. J’ai un restaurant japonais à Rennes, je connais les techniques de cuisson des tortues à carapaces molles, je propose de les mettre au menu.

Violette Petitpas. Je m’occupe à Chavagne d’une ferme entièrement automatisée où les vaches viennent à la traite d’elles-même, quand elles le sentent. Tout est filmé et consultable en streaming. Je viens souvent à la cale de Babelouse, pour pêcher, mais je surveille mes vaches à la traite, sur internet.

Ulysse Tassel. Je fais du vélo, le nez en l’air. Les hérons planent, une branche traîne par terre et je tombe dans l’eau.

Trevor Blixen. Je viens pêcher ici, depuis le pont. Je vois le vélo d’Ulysse qui glisse, je l’aide à sortir de l’eau. Je rencontre Violette, elle me montre ses vaches, en direct, qui se font traire au laser à moins d’un kilomètre.

Soazig Keravec. Le marché bio a lieu tous les jeudi soir sur la cale. J’ai 11 ans, je viens y vendre mes confitures de mûres, avec grand-mère.

Rachid Bertrand. J’analyse les confitures de Soazig, un pot par année entre 2034 et 2047. On voit bien que depuis le passage aux avions solaires, après 2043, il y a beaucoup moins de kérosène dans la confiture.

Quoy Dom Poï. En thèse à l’université Roazhon 4, j’étudie l’introduction de la nourriture asiatique dans les pratiques culinaires françaises. Je demande autour de moi et j’apprends qu’une histoire circule : un vieil homme nourrirrait des tortues molles dans la Vilaine, en leur jetant des châtons vivants. Pourtant toutes les tortues consommées à Rennes sont importées, j’en suis sûr, j’ai vérifié.

Patrice Lebreton. J’invente une application de réalité augmentée qui permet aux promeneurs de discuter avec les entités présentes autour d’eux : avec les roches, avec les plantes, avec les animaux. Je crée une arène granitique muette, une prêle caractérielle, un foulque truculent.

Oriane Houdier et Nicolas Cartier. Il fait si chaud, nous quittons nos habits et faisons l’amour sous une grange abandonnée.

Manu Quinton. C’est la sécheresse, je n’ai trouvé que trois pieds de moutons. J’entends des petits cris, je m’approche doucement, j’observe un homme et une femme, nus, leurs corps roses appuyés contre un vieux pressoir.

Leïla Blaine. Les étés sont de plus en plus chaud et les hivers de plus en plus froid. Pour février 2089, je propose une grande course populaire de patin à glace sur la Vilaine, entre la Place de Bretagne et Cicé. ça s’appelle TOUT ROAZHON GLISSE, et c’est un succès énorme !

Kevin Fernandez. J’invente des bactéries en gélules qui permettent de boire sans crainte l’eau des rivières polluées. Je fais venir Ouest-France, et je me sers un grand verre d’eau de la Vilaine, que j’avale d’un coup.

Jaime Perez. C’est la 10ème édition de TOUT ROAZHON GLISSE : à la hauteur du Rheu, la glace sous mes patins se rompt, et nous sommes tout un groupe à basculer dans l’eau glacée. Je m’en sors, mais il y a deux morts.

Idoménée Duval. L’eau est tiède.

Hortense Kergrohen. C’est l’été, avec les camarades du learn-space de Cicé, entre deux mooc, on vient faire de l’hoverboard sur la Vilaine. «Hoverboarding la tortue», c’est l’hoverboard sur le dos, jusqu’au dernier moment, au risque de tomber dans l’eau. à la limite du premier pilier, je gagne contre Gabriel, mais mon board est plié.

Gabriel Gouézigou. J’ai la loose contre Hortense, je retourne l’hoverboard une demie-seconde plus tôt, je tombe dans la Vilaine. L’eau est v’la chaude, au moins 25°c, je reste là à golri puis je vois une ombre étrange dans l’eau, juste sous moi. Je sors à toute vitesse : j’ai v’la flippé.

Farid Carlo. La canicule de 2101. La cale de Babelouse. Le pont de la tortue. Un transat. L’herbe brûlée. écrasé de chaleur. Foutues fourmis !

Eugénie Andrieux. Le redoutable hiver 2102. TOUT ROAZHON GLISSE est annulé. Il fait trop froid.

David Le Dantec. Peu à peu les saisons se normalisent. La France adopte la décroissance. Je cultive des poivrons, des tomates et des avocats pour le village autonome de Champcors.

Calcutta Carlo. Je vais boire à la rivière, il fait doux. Dans le reflet de l’eau j’aperçois un jeune héron, maladroit. L’espèce a été réintroduite il y une dizaine d’années, ça a l’air de prendre.

Béa Farison. Les pommiers sont en fleur.

Aristide Verdon. Je suis mort. Je vais passer sur l’autre rive. Bientôt les cendres. On m’a déposé dans le vieux canoë avec lequel je pagayais sur la Vilaine, au milieu des hoverboards et des drônes de pêche. Je vais disparaître ici, entre l’eau et le feu.

Texte d'Alexandre Koutchevsky, mis en scène en 2014.

Extrait 1 :
Quand j'étais dans le car qui nous emmenait en Allemagne, c'était trois ans après la chute du Mur, en 1992, avec les amis du collège on ne pensait pas une seconde que nous allions dans ce pays dont on nous avait parlé en cours d'Histoire, contre lequel le nôtre, de pays, avait si souvent fait la guerre.
Tout cela nous laissait, autant que je m'en souvienne, à peu près indifférents. Nous étions excités par le fait de partir en voyage loin des parents, par l'idée que nous allions sortir en boîte, sortir peut-être avec des filles ou des garçons, que l'incompréhension mutuelle nous aiderait à rouler des pelles – on disait ça à l'époque - sans avoir à tenir de longs discours. Pour beaucoup d'entre nous c'était d'ailleurs notre premier voyage hors de France et à l'époque il y avait encore des frontières à passer, c'était marquant une frontière.
Ainsi, il y avait une disjonction totale entre nos cours d'Histoire de la Seconde guerre mondiale et notre présent d'adolescents qui découvraient l'Allemagne tout juste réunifiée.
En roulant sur les autoroutes allemandes nous ne pensions pas à Albert Speer, grand architecte du troisième Reich, qui avait dirigé la construction de ces autoroutes. Nous pensions encore moins que ce même Albert Speer était l'homme qui avait dirigé pendant la guerre la construction des bunkers du Mur de l'Atlantique. Nous étions donc à mille lieues d'imaginer que ces bunkers de nos stations balnéaires où nous venions boire des bières et fumer des cigarettes avaient quelque chose à voir avec ces autoroutes allemandes.
Aujourd'hui, les bunkers détruits par les communes inquiètes sont concassés en petits granulats qui sont utilisés pour les sous-couches de voirie. Les blockhaus retrouvent ainsi quelque chose de l'autoroute.

Extrait 2 :
- Quand nous commémorerons les 80 ans du Débarquement, en 2024, il n'y aura plus aucun vétéran. Ou alors un type unique en fauteuil roulant, sourd et malade, qu'on poussera sur les chemins cabossés menant aux anciens théâtres des opérations. Autour de lui, ses arrières-petits enfants auront appris dans les livres d'Histoire
- sur Internet
- pardon, sur Internet, ce qu'il s'était passé ici et pourquoi leur grabataire était un monument du passé. Quand cette guerre sera pour les humains aussi insignifiante que l'est aujourd'hui la Guerre de Cent ans ou les guerres antiques entre Grecs et Romains. Quand cette guerre aura disparu des mémoires et des livres d'Histoire
- et d'Internet
- oui, pardon, d'Internet aussi... mais... on ne disparaît pas d'Internet. Sauf si Internet disparaît.
- Des livres non plus on ne disparaît pas, d'autres livres plus actuels viennent peu à peu pousser les anciens dans le grenier, ou la cave
- c'est pareil pour Internet, d'autres informations viennent balayer les anciennes
- oui
- eh bien quand cette guerre aura été poussée à la cave ou au grenier eh bien... eh bien...
- eh bien ?
- Eh bien... voilà.
- Quoi ?
- On n'en parlera plus.
- Si, seuls quelques spécialistes du XXème siècle, qu'on appellera des vingtièmistes, s'intéresseront encore à cette époque ancienne. Il y aura des étudiants en vingtième siècle, des étudiants qui auront découvert à l'école que le vingtième siècle fut le plus meurtrier de l'histoire humaine.
- Bah ça t'en sais rien, on fera peut-être plus fort dans un autre siècle.
- Oui... mais pour faire plus fort il faut d'abord qu'on oublie le vingtième siècle. Et donc, premièrement : tous ceux qui ont vécu la guerre doivent mourir.
- Ça, on y est presque.
- Et deuxièmement, tous ceux qui ont connu ceux qui avaient vécu la guerre devront mourir aussi.
- C'est nous ça ?
- Oui.