Texte d'Alexandre Koutchevsky, mis en scène en 2014.

Extrait 1 :
Quand j'étais dans le car qui nous emmenait en Allemagne, c'était trois ans après la chute du Mur, en 1992, avec les amis du collège on ne pensait pas une seconde que nous allions dans ce pays dont on nous avait parlé en cours d'Histoire, contre lequel le nôtre, de pays, avait si souvent fait la guerre.
Tout cela nous laissait, autant que je m'en souvienne, à peu près indifférents. Nous étions excités par le fait de partir en voyage loin des parents, par l'idée que nous allions sortir en boîte, sortir peut-être avec des filles ou des garçons, que l'incompréhension mutuelle nous aiderait à rouler des pelles – on disait ça à l'époque - sans avoir à tenir de longs discours. Pour beaucoup d'entre nous c'était d'ailleurs notre premier voyage hors de France et à l'époque il y avait encore des frontières à passer, c'était marquant une frontière.
Ainsi, il y avait une disjonction totale entre nos cours d'Histoire de la Seconde guerre mondiale et notre présent d'adolescents qui découvraient l'Allemagne tout juste réunifiée.
En roulant sur les autoroutes allemandes nous ne pensions pas à Albert Speer, grand architecte du troisième Reich, qui avait dirigé la construction de ces autoroutes. Nous pensions encore moins que ce même Albert Speer était l'homme qui avait dirigé pendant la guerre la construction des bunkers du Mur de l'Atlantique. Nous étions donc à mille lieues d'imaginer que ces bunkers de nos stations balnéaires où nous venions boire des bières et fumer des cigarettes avaient quelque chose à voir avec ces autoroutes allemandes.
Aujourd'hui, les bunkers détruits par les communes inquiètes sont concassés en petits granulats qui sont utilisés pour les sous-couches de voirie. Les blockhaus retrouvent ainsi quelque chose de l'autoroute.

Extrait 2 :
- Quand nous commémorerons les 80 ans du Débarquement, en 2024, il n'y aura plus aucun vétéran. Ou alors un type unique en fauteuil roulant, sourd et malade, qu'on poussera sur les chemins cabossés menant aux anciens théâtres des opérations. Autour de lui, ses arrières-petits enfants auront appris dans les livres d'Histoire
- sur Internet
- pardon, sur Internet, ce qu'il s'était passé ici et pourquoi leur grabataire était un monument du passé. Quand cette guerre sera pour les humains aussi insignifiante que l'est aujourd'hui la Guerre de Cent ans ou les guerres antiques entre Grecs et Romains. Quand cette guerre aura disparu des mémoires et des livres d'Histoire
- et d'Internet
- oui, pardon, d'Internet aussi... mais... on ne disparaît pas d'Internet. Sauf si Internet disparaît.
- Des livres non plus on ne disparaît pas, d'autres livres plus actuels viennent peu à peu pousser les anciens dans le grenier, ou la cave
- c'est pareil pour Internet, d'autres informations viennent balayer les anciennes
- oui
- eh bien quand cette guerre aura été poussée à la cave ou au grenier eh bien... eh bien...
- eh bien ?
- Eh bien... voilà.
- Quoi ?
- On n'en parlera plus.
- Si, seuls quelques spécialistes du XXème siècle, qu'on appellera des vingtièmistes, s'intéresseront encore à cette époque ancienne. Il y aura des étudiants en vingtième siècle, des étudiants qui auront découvert à l'école que le vingtième siècle fut le plus meurtrier de l'histoire humaine.
- Bah ça t'en sais rien, on fera peut-être plus fort dans un autre siècle.
- Oui... mais pour faire plus fort il faut d'abord qu'on oublie le vingtième siècle. Et donc, premièrement : tous ceux qui ont vécu la guerre doivent mourir.
- Ça, on y est presque.
- Et deuxièmement, tous ceux qui ont connu ceux qui avaient vécu la guerre devront mourir aussi.
- C'est nous ça ?
- Oui.