Dans un livre, dans une photographie, Kharalambos est un petit homme à la position étrange à côté de Natalia et Léon Trotsky. Il ressemble un peu à Charlie Chaplin. On ne comprend pas bien comment il se tient sur le bord de la barque de pêche. Embarqués, un peu embarrassés, les deux autres ont un peu l’air de ramener des filets dans la barque. Un peu. Surtout, il ont l’air de regarder les filets vides de tout poisson. Ils sont absolument immobiles. La mer est d’huile. L’immobilité de la barque est telle, posée dans la photo sur cette mer incroyablement huileuse, qu’elle ne fait pas de vagues. Pas la moindre vaguelette pour frapper la barque, pas le plus petit tremblement de la barque pour troubler l’eau. Le livre est sur Trotsky, et sur la photographie il est à la pêche. Amusant. Et Trotsky dans un costume tout blanc s’occupe des filets, et Natalia aussi, et ils ont l’air immobiles tandis que Kharalambos regarde vers le photographe, dans une position étrange. Quand on regarde cette photo, on regarde forcément Kharalambos : on ne voit que lui. On connaît déjà les deux autres personnages, et même à la pêche sur la barque sous le soleil ils se ressemblent. Donc le regard s’arrête, mais pas sur le sujet. 

Reconstitution. C’est l’exil. Tous les matins Trotsky va à la pêche avec Kharalambos, et sans doute il aide le pêcheur grec, et les deux hommes, accompagnés d’amis, de policiers turcs ou de visiteurs, ramènent beaucoup de poissons. Des mérous, des dorades, exceptionnellement une murène… Le jour de la photo la pêche n’a pas eu lieu, la barque est accrochée à un ponton. Trotsky et Natalia posent. Posent les filets sur le bord, tripotent. De toute façon il n’y a rien. Et Kharalambos, qui n’a rien à faire dans sa barque, regarde le photographe. Là, c’est ce qui point. Le jeu des décalages de la photographie où les uns jouent la reconstitution, où l’autre est l’indigène. C’est son cadre, mais il ne sait plus comment s’y loger. Il pose ostensiblement. Du coup personne n’est à sa place : cette photo est formidable. 

On reprend la lecture. On retourne où ça parle du petit homme. C’est au début du livre, à l’époque de l’exil de Trotsky à Prinkipo, petite île de la mer de Marmara qu’on appelle aussi en Turc Büyük Ada. « Kharalambos, un homme jeune, simple et pur… ». « C’est alors la pêche en mer, active, parfois exténuante, au moyen de lignes ou de filets, avec différentes techniques, que Kharalambos dirige en maître. » Puis on n’en reparle plus. Avec l’île de Prinkipo Kharalambos disparaît du livre. C’est un vide que nous avons du mal à combler.