texte de Laurent Quinton

 

Ce texte a paru dans le numéro 1 de la revue Du nerf, Rennes, 2005. Directeur de publication : Régis Guigand.

 

Extrait :

Je suis la grosse dame qui souffle d’avoir fait tant d’efforts pour monter dans le bus 71. Je suis celle qui s’assied et répand sa chair sur le siège du voisin. Je suis celle qui s’accroche et souffle encore de devoir encore faire l’effort de s’accrocher, alors que les autres ne s’accrochent pas, eux. Pourquoi ne s’accrochent-ils pas ? Je suis celle qui glisse, qui répand sa chair. Je suis la grosse dame dont la lèvre supérieure est couverte de duvet, non, de moustache. Je suis celle dont les incisives sont si fines qu’elles font peur aux enfants. Je suis celle qui souffle d’être dans le bus.

Je suis l’homme de petite taille qui travaille pour le Roi. Je suis celui qui marche au pas devant les appartements royaux, le fusil sur l’épaule droite. Je suis celui qui porte un fusil non chargé et plus grand que lui. Je suis celui à côté de qui marche Stéphane Röndereke, dont la femme a été embauchée la semaine dernière dans une agence de voyages à Anvers. Je suis celui qui dit que le Roi garantit la paix entre les différentes communautés du pays. Celui qui pense que certaines bières se boivent chambrées et d’autres pas. Celui dont la petite taille attire le regard des gens des bus qui passent devant les appartements royaux, tant il est difficile d’imaginer qu’un enfant (mais on a tort, n’est-ce pas, je ne suis plus un enfant) puisse protéger efficacement le Roi. Celui qui est assez heureux dans son travail.

Je suis le garçon qui ne comprend pas ce que Sören Kierkegaard a voulu dire lorsqu’il écrit, dans Crainte et tremblement, p. 35 : « Ici, le tragique et le comique se rejoignent dans l’infini absolu. » Je suis celui dont le plus grand plaisir pourrait facilement apparaître à autrui comme étant de ponctuer le texte de Sören Kierkegaard de points d’interrogation angoissés. Je suis celui que la pratique tardive de la philosophie aide un peu à vivre, et qui est content d’avoir des livres dans sa bibliothèque. Je suis celui que la philosophie a émerveillé à un moment donné, et qui s’étonne de ne pas retrouver ce qu’il appelle « l’étincelle » dans sa pratique actuelle des textes philosophiques. Je suis celui qui dit qu’il pense qu’en parlant on pense. Je suis celui qui aurait bien voulu être sceptique, mais qui n’y arrive pas.

Je suis le vieil homme au bonnet qui s’est vautré dans l’escalier du bar. Je suis celui dont les jambes s’agitaient ridiculement alors qu’il était au plus mal, sous le regard de tous. Celui dont le cœur lâche régulièrement, à intervalles réguliers. Je suis celui dont la main gauche ne sert plus depuis longtemps. Celui qui allume une cigarette en tremblant, et qui raconte ce qui vient de lui arriver en néerlandais à son voisin de table dont l’ami vient de partir pisser. Je suis le vieil homme qui commande une Jupiler pour se remettre de ses émotions. Celui qui a quand même la trouille. (Je suis aussi celui qui a lâché son fusil et levé les bras, il y a soixante ans, comme tout le monde. Celui qui regardait les autres faire comme tout le monde.)

 

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