Puis des bords des paupières pures de mon enfant mes regards glissaient sur toute la peau nacrée :
au passage un instant, je m’arrêtais aux lèvres. Une tache y révélait l’encre bue en cachette.
 
ARAGON, Le Con d’Irène.

 

 
 

Titre manquant : Gavés d'amour et de Coca-Cola brûlant.

 

 

(Sur une photo dans un magazine grand noir coupé par la mise en page porte gros poulpe sur la tête.)

 

 

(Sur une photo en A3 japonaise fatiguée est sous néon devant des poulpes. Elle voit encore cinq caisses de poulpes déjà cuits, rouges dans leurs plastiques bleus, et ça la rend floue. Malgré vacarme et homme qui hurle à criée, on entend et dit (elle) : « Je fume des algues puisque mon baladeur a des frissons. » En japonais et, peut-être, réussit à intercaler quelques formules de politesse...)

 

 

C’est un poulpe. Il a 25 ans.

Et le poulpe dit : « J’aurais été pieuvre. » Et le poulpe dit : « J’ai vu mon prof de yoga faire l’amour avec des cal(a)mars en boîte. » Et la femme du prof de yoga dit : « Je lèche un TGV pour conjurer la douleur. » Elle prépare des cal(a)mars frits dans une pâte de farine et d’eau froide. Une recette japonaise. Les cal(a)mars sont en boîte. Ils sont noirs dans l’encre, avec de petits cartilages dans le dos. Quand on les mange tels quels, au sortir de la boîte, ils ont un goût un peu fade, mais qui finit par une pointe agréable – c’est l’huile dans laquelle ils trempent – d’épices et de poussière.

 

 

À la radio la Ministre de l’environnement explique que la marée noire du navire Le Printemps n’affecte pas les meutes de cal(a)mars. Elle dit meute. Ni les huîtres, qu’il ne faut plus manger. Elle dit meute parce qu’elle n’a pas mangé et parce que, par bouffées, lui remontent des vapeurs (essentielles).

Et la ministre dit : « Il faut de l'huile pour le goût. »

 

 

Dans quelques mètres d’eau, au bord d’une grande plage de Bretagne nord, on trouve un cadavre humain accroché aux algues. Il est décomposé. De petits poissons rouges grignotent les fragments de sa peau blanche et décomposée. Il porte une blessure au côté droit, où la peau est plus pourrie qu’ailleurs, et là une immense seiche ronge les lambeaux, s’absorbe dans un processus de digestion infiniment fragmentaire. La jeune fille a gardé, sous l’eau, les yeux grands ouverts. On l’arrache aux laminaires, on commence une enquête. Beaucoup de gens viennent se promener sur cette plage, dans le vent. On avance la tête baissée. On évite de marcher dans les algues.

 

 

Un élève du prof de yoga sort des blancs de seiche du congélateur parce qu’il veut faire des beignets. Les enfants de l’élève du prof de yoga disent leur joie de manger de la margate. Ils disent margate parce qu’ils sont bretons ; ils disent joie parce que la seiche bien préparée est bonne.

Et l’élève du prof de yoga dit : « Je me perfuse au Figaro pour oublier mon mariage. » Et il regarde les blancs de seiche posés sur la radio.

 

 

À la radio Olivier de Kersauson explique que son bateau a été ralenti. Trois jours. Un cal(a)mar de dix mètres, ayant pris la coque pour cible (pour cachalot) s’y est accroché. Comme derrière une baleine blanche. Il dit pieuvre mais c’est, sûrement, un cal(a)mar géant.

 

 

Les enfants de l’élève du prof de yoga vont à l’école.

 

 

Dans les paquets d’algues échouées sur la plage on trouve de petites grappes de boules gluantes. Ce sont des œufs de seiche arrachés, portés par le courant, déposés sur la plage où ils vont se dessécher. Les premiers jours, de petites seiches gluantes survivent à l’intérieur. Pour les voir il faut prendre un œuf le plus gros possible, arracher le prépuce, la petite peau noire et visqueuse, et percer l’œuf translucide pour faire sortir la petite seiche, de teinte blanchâtre. Est-elle vraiment viable – de toute façon ces œufs échoués sont condamnés. La seiche prématurée (raturée) crache trois pixels d’encre, esquisse quelques battements et meurt. Ou bien plongée dans l’eau elle semble se déplacer avec aisance et elle disparaît dans une vague.

 

 

Le double nom de pieuvre et de poulpe, singulier et masculin, ajoute encore du trouble au sexe mystérieux et inconnu de l’octopus. Le poulpe est queer. La pieuvre est queer.

 

 

3 000 mètres sous la surface de l’océan atlantique un jeune cachalot parvient à avaler un cal(a)mar de trois mètres. Quelques poissons ignobles mangent le dernier tentacule, qui lui restait collé sur la tête. Ignobles, parce que les poissons des grands fonds sont toujours laids, affreusement laids. Le cachalot poursuit dans le noir. Il digère bien le cal(a)mar. Il garde les marques de ventouses un peu partout, des deux côtés de la tête.

 

 

Les enfants de l’élève du prof de yoga vont à l’école, fument des algues, pensent aux mariages en solde.

 

 

Le ministre de l’environnement espagnol – le Ministre espagnol de l’environnement – retire d’entre deux de ses molaires un petite ventouse de poulpe, d’un pulpo a la gallega qu’il vient de manger en tapas. Elle est comme une petite capsule plastique, elle a le goût de pulpo a la gallega. Il parle du pétrole, il en a des morceaux dans les mains, tout dégueulasses, mélangés à du sable. Finalement, il s’en met partout. C’est le terrain, pense-t-il. Sur le parking, dans un moment d’absence, il regarde les taches noires d’essence et d’huiles qui rongent le goudron. Les journalistes le prennent en photo avec ses taches de cambouis et son air triste. Il réussit l’épreuve de communication. La marée noire de La Primavera.

 

 

Le double nom de calmar et calamar, avec ou sans (a), vient du mot calamar, qui désignait un encrier. Cal(a)mar contient de l’encre.

 

 

Au large du centre océanographique de Monaco, les algues Colerpa Taxifolia prolifèrent. Dans un des derniers champs de posidonies de méditerranée, une pieuvre trouve une amphore vide, et y prend refuge pour pondre. Dans ce champ immense d’algues sombres la maladie dessine les taches vertes fluorescentes de Colerpa. Sur la côte, d’immenses feux consument la garrigue. Les cigales s’enflamment. Même sur les espaces que le feu n’a pas atteint, sa présence, son odeur, sa fumée. Une tortue meurt, cuite dans sa carapace.

 

 

Les enfants de l’élève du prof de yoga vont à l’école, fument des algues, pensent aux mariages en solde, ont des fantasmes de cal(a)mars où s’enflent de petits os.

 

 

Il dit : « Tout va bien pour les poulpes. » L’océanographe sourit. Il est à la télévision, et il explique. Il y a tellement de poulpes en ce moment que certains ne trouvent pas de trous. Il dit : « Comme des sans domicile fixe. » Il sourit encre un peu.

 

 

Au fond d’une crique provençale on pompe une nappe de pétrole grasse et visqueuse, une nappe de pétrole telle que doit être une nappe de pétrole. Quand la pompe se bloque, on dégage un corps, un cadavre empêtré d’algues, gavé de pétrole. Sur le pont de la barge de pompage la masse complexe du corps, des algues, du goudron. La masse se dégonfle, s’éponge d’un jus trouble de sang et de pétrole, de lymphe et d’eau salée. On arrête le pompage. Le pont de la barge brille de langues visqueuses et noires de pétrole. Brille de reflets d’opale. On trouve d’autres corps, sans papiers pour les identifier. Mais tout le monde devine. Le ministre se tait. Les corps sont noirs. Et enfin le ministre parle : « Je crispe ma sueur pour économiser l’eau. »

 

 

À la télévision de toute façon on ne peut pas montrer les images. En noir et blanc dans les journaux ça ressemble tout au plus à une séance vaudoue dans la boue. Une boue qui aurait mal tournée. On ne peut plus pomper. On n’ose plus faire quoi que ce soit. Et la petite marée dépose sur les plages, sur les rochers, sur les galets. La mer dépose sa couche quotidienne d’huile lourde et grasse, toujours, pétrole visqueux. La marée dépose des cadavres que l’on nettoie en suivant les méthodes de nettoyage des cormorans. Le plumage des cormorans n’est pas imperméable, on prend moins de risques qu’avec les autres oiseaux pour le nettoyage. Et de la même façon on nettoie les corps noirs des noyés.

 

 

À la télévision portugaise un cuisinier espagnol explique à un autre cuisinier comment il prépare le poulpe, le pulpo a la gallega. Il fait cuire. Il met de l’huile. Il met de l’ail. Il met du piment. Il met un peu de sel et encore de l’huile. Il sourit. Le cuisinier portugais explique : « Je mange des bières pour digérer ma femme. » Il le dit en portugais, et il dit à la semaine prochaine.

 

 

De la même façon, vous pouvez préparer de petits cal(a)mars que vous couperez en lamelles puis ferez cuire quelques minutes à couvert, dans leur eau. Plongez le poulpe dans l’eau bouillante, avec son encre. Quand l’eau est bien noire, arrêtez la cuisson.

Rincez le poulpe, épongez-le.

Coupez un tentacule en lamelles.

Coupez-vous un doigt.

Coupez un tentacule en lamelles.

Coupez-vous un doigt.

Et encre, et encore.

Il doit vous rester deux doigts.

Mélangez les lamelles de poulpes avec les olives dénoyautées, les oignons émincés, le poivron rouge, vos doigts, deux cuillérées à soupe de jus de citron, et une cuillère. Saignez abondamment. Piments marocains, huile espagnole.

 

 

Un petit groupe de poissons suffoque dans un champs de Colerpa taxifolia. Ils arrivent, épuisés, de mer rouge, en passant par le Canal de Suez. Ils atteignent un champs de posidonies, où l’eau porte la présence des algues tueuses. Une pieuvre attrape un des poisson, qui réagit à peine, et le mange. Les autres s’éparpillent. Le petit groupe disparaît en quelques jours, pas adapté à la Méditerranée.

Ceux qui survivent sont classés parmi les immigrants lessepsiens.

 

 

(Dans un aquarium dans film pieuvre très belle, extrêmement poison. Et James Bond. Et obligatoirement à un moment l’aquarium explose.)

 

 

Et le poulpe de 25 ans dit : « J’aurais été pieuvre. » Et il avance doucement sur le fond compliqué, trouve un abri dans un pot de terre tout à fait parfait. Tôt le lendemain matin, un vieux pêcheur (grec, nommé Kharalambos) remonte ses pièges, des pots de terre cuite posés sur le fond pour attirer les poulpes. Il jette le poulpe gluant sur le fond de la barque, à côté des trois autres. Il se tait.

 

 

Dans la cuisine, à côté de son os, la peau d’une seiche explose en pixels. Des vagues de couleurs la transforment. L’évier est plein d’un jus noir. L’élève du prof de yoga met de l’huile et du piment dans une poêle. En cachette, ses enfants violent des cal(a)mars géants. De l’encre gicle et se répand enc(o)re.

 

 

Alexis Fichet, 2003