SURSIS

Juin 2024, les élections européennes puis législatives nous agitent. Nous lisons, débattons, écrivons. Nous vous livrons quelques mots ici... et plus bas quelques ressources qui nous paraissent importantes.

 


Pour qui s’intéresse aux effondrements ou aux catastrophes, le surgissement du fascisme, sous une forme plus ou moins radicale, n’est pas complètement une surprise. La catastrophe n’est pas forcément cet évènement complètement soudain et imprévu qu’on voit dans les films. On peut vivre en son sein sans complètement s’en rendre compte : on peut participer à la sixième grande extinction du vivant sans changer de comportement, on peut lire les rapports du GIEC sans y croire VRAIMENT. 
Le fascisme est l’un des visages de la catastrophe : c’est l’une des formes que prend le capitalisme lorsqu’il se sent menacé. Les grandes plaques brunes dégoûtantes qui surgissent ces jours-ci sont le symptôme visible d’un grand corps déjà malade. Bolloré est l’exemple flagrant de cette peste, ou de ce cancer : pour garder la main, pour garder des marchés polluants et du pouvoir patriarcal, mieux vaut n’importe quelle droite que des mesures sociales ou écologiques. Les marchés financiers ne s’y trompent pas, qui s’accommodent fort bien de la montée des Le Pen et Bardella. Les dominations et les injustices sont le sang du capitalisme 
 
Alors que faire face à la catastrophe ? Continuer comme nous le pouvons ce que nous avions commencé. Continuer mieux, trouver le mode de lutte qui nous convient. Consommer moins, local, réduire son impact, réduire sa participation au libéralisme frénétique, chacun.e à sa manière. Continuer à travailler dans la nuance, à proposer de la douceur et de la compréhension face aux discours violents et dominants. Accepter que nous sommes minoritaires, fragiles, précaires, mais vivants, sensibles. Mais aussi pour ceux qui le sentent, devenir corps révoltés, en lutte frontale, au contact direct de la violence qui ne manquera pas de surgir. Être avec ceux qui luttent, toujours. Ne pas se tromper d’ennemi. Se tenir chaud, se souvenir de ce que c’est qu’être humain, retravailler chaque jour cette définition, s’y engager, prendre des risques. 
 
Alexis Fichet



Juin 2023 : un policier tire à bout portant dans la tête du jeune Nahel. Choc, sidération, colère. Embrasement dans les quartiers populaires français, face à un énième meurtre policier raciste. Dans un communiqué, des syndicats de police évoquent des « hordes sauvages » et des « nuisibles » à mater, agitent des menaces de sédition. Une cagnotte destinée à la famille de l’assassin atteint les 1,6 millions d’euros. Des milices fascistes, à Lyon, Lorient ou ailleurs, profitent des manifestations pour aller tabasser de jeunes racisés. Le fascisme montre tranquillement son visage. Et nous, en tant que citoyen.nes, en tant qu’artistes, faisons le constat de notre impuissance. Mais nous continuons.

Juin 2024 : un Président flingue l’Assemblée nationale avec une dissolution-éclair, se vantant même de « balancer une grenade dégoupillée » dans la vie du pays. Choc, sidération, colère. Tout le monde estomaqué part en campagne. La gauche fait front populaire et barrage, la droite tergiverse et se disloque, l’extrême-droite jubile. Porte ouverte aux racistes. Qui « cassent du pédé » et « du bougnoule », insultent leurs voisin.es, terrorisent des enfants, hurlent « Mort aux Arabes », agressent et ratonnent, s’y sentant autorisés par la victoire de leur parti – tandis que les chefs du RN tentent de lisser leur image et leurs mensonges, servis par les médias mainstream de Bolloré et consorts.

Et à chaque fois, nous encaissons les violences multiples, nous suffoquons et dormons mal, nos corps minorisés sont inquiets, blessés, menacés, intranquilles. Mais nous continuons.

Le vote RN s’étend à toutes les classes sociales et professions, des ultra-riches aux ultras-pauvres, en passant par les classes moyennes. Certains votent par goût et conviction de la violence haineuse et fasciste, d’autres parce qu’ils subissent trop de violence économico-sociale, d’autres par esprit de revanche, certains en toute conscience, d’autres en méconnaissance.

De même que la prise de conscience féministe a fait éclater la bulle, nous a révélé que les agresseurs sexuels et violeurs étaient partout (dans nos familles, nos entourages amicaux et professionnels), nous ne pouvons nier, malgré toutes nos bulles, que les électeurs du RN sont partout. Et il ne s’agit pas de diaboliser quiconque, d’amalgamer quoi que ce soit, mais de prendre acte.

Lutter contre le patriarcat et la culture du viol, lutter contre le racisme et le fascisme, c’est un combat quotidien, patient, complexe, terriblement politique, terriblement humain. Le travail pour déraciner l’idéologie de l’inégalité entre les êtres sera long, humble, obstiné. Il faudra trouver les passerelles, défaire nos moralismes et nos arrogances, réinventer des langages, sortir de nos entre-sois, battre les campagnes, rendre les idées de gauche plus exigeantes - et aussi plus désirables.

Dimanche il y a eu sursaut, air un peu plus respirable. Mais nous sommes en sursis. Le risque, avec le RN, dans les suites d’une droitisation bien entamée par les précédents gouvernements, c’est la dissolution à l’acide de l’État de droit, et de l’État social. C’est la criminalisation et la répression des initiatives et combats pour l’égalité, pour la justice sociale et le partage des richesses, pour l’éducation et la santé de tou.tes, pour le respect de tous les êtres humains et de leur intégrité, sans distinction.

Artistes de théâtre attachés à une mission de service public, nous héritons d’une responsabilité civique et politique, née dans l’après-guerre, juste après les crimes du régime de Vichy, alors que l’empire colonial français était toujours en place. Et nous savons que rien ne se résoudra sans affronter et digérer l'histoire coloniale et esclavagiste de notre pays, longtemps passée sous silence, qui est la matrice des racismes d'aujourd'hui. Celle qui infuse les structures de la République et des institutions malgré toutes les belles devises, qui habite les imaginaires – et qui fait que le racisme n’est en aucun cas l’apanage d’un seul parti.

Alors on se souhaite de continuer en trouvant les voies justes, de garder la mémoire acérée et l'espoir, de ne jamais s'habituer à la violence.

Marine Bachelot Nguyen

 


Il y a trois ans, au cours d’une résidence avec la Scène nationale du bassin minier, Culture Commune, à Loos-en-Gohelle, près de Lens, j’avais demandé à marcher avec des habitants pour qu’ils me fassent découvrir leur commune. « Faites-moi parcourir votre kilomètre préféré (ou plus !) » avais-je demandé.
Parmi ces guides marcheurs, monsieur M., 70 ans environ, arrivé d’Algérie en France à la fin des années 1960, refusé à la mine suite à la visite médicale, alors devenu installateur-réparateur de télévisions.
Nous déambulons longuement dans les rues de Loos-en-Gohelle tandis que monsieur M. me raconte son enfance algérienne, son métier, sa vie en France. Lui, la mine il l’a fréquentée aussi, mais par ses conséquences : « J’allais chez les mineurs silicosés, couchés dans leur canapé ou leur lit, qui attendaient la fin, et j’étais très important pour eux parce que je venais installer ou réparer leur télévision, et c’était souvent leur seule distraction, la seule chose qui leur faisait voir autre chose. »
Au bout de deux heures de marche et de discussions - le kilomètre est largement dépassé - nous allons boire un thé chez lui. Je rencontre la famille. Ses enfants, ses petits-enfants, sa femme, sa sœur malade couchée dans la pièce principale, son frère. Et puis le potager, le jardin.
« C’est pas facile la vie hein, mais on a fait ce qu’on a pu, on a tenu » me dit-il quand on repart. Il tient à me raccompagner jusqu’à Culture Commune. Il reste un kilomètre ou deux. J’aborde la question politique. Comment voit-il les choses ici ? « Ici ? c’est dur, mais on a Marine, vous connaissez ? », « Marine le Pen ? Oui je connais », « Vous savez qu’elle est juste à côté à Hénin-Beaumont, là-bas », « Oui » je dis, « Eh bien Marine elle nous écoute, elle fait attention à nous, c’est la seule qui nous aime. Alors c’est pour ça, moi je vote pour elle depuis toujours. »

Alexandre Koutchevsky

 


 Ressources

https://www.frustrationmagazine.fr/entretien-benoit-coquard/

Dominique Méda : « Le puissant sentiment d’injustice ressenti par une partie des Français explique la puissance de la réaction dans les urnes »