Ce texte a été écrit dans le cadre du programme Traversées et escales, organisé par Rennes Métropole, l'agence TER et Cuesta. Il répond au texte En amont de Champcors, écrit par Alexandre Koutchevsky, dont il reprend le principe formel. Il s'étire du proche vers le lointain futur.

Après qu'ils y ont déposé, dans la nuit, un canoë en feu, Alexis Fichet et Marina Keltchewsky ont lu ce texte sur le pont de Champcors le samedi 17 octobre 2015.

 


Zoé Juntos. Je lutte contre le projet de complexe sportif et hotelier initié par Zacharie Bosec. Avec quelques camarades, nous installons des tentes et des banderolles sur la cale de Champcors.

Yves Komet. Je viens m’installer avec ma caravane sur la Zone à défendre initiée par quelques écologistes locaux. Je tombe amoureux de Zoé, mais elle est sans cesse occupée.  

Xavier Gatrille. Il nous faut une espèce rare : un triton, ou bien un campagnol, comme à Notre Dame. Je cherche, et je trouve, sous le pont, une tortue carnivore de l’espèce Trionychidae. Puis toute une colonie. Ce sont des tortues à carapace molle, particulièrement voraces, et totalement étrangères. Personne ne sait comment elles sont arrivées là.

Watanabe Tsetsuru. J’ai un restaurant japonais à Rennes, je connais les techniques de cuisson des tortues à carapaces molles, je propose de les mettre au menu.

Violette Petitpas. Je m’occupe à Chavagne d’une ferme entièrement automatisée où les vaches viennent à la traite d’elles-même, quand elles le sentent. Tout est filmé et consultable en streaming. Je viens souvent à la cale de Babelouse, pour pêcher, mais je surveille mes vaches à la traite, sur internet.

Ulysse Tassel. Je fais du vélo, le nez en l’air. Les hérons planent, une branche traîne par terre et je tombe dans l’eau.

Trevor Blixen. Je viens pêcher ici, depuis le pont. Je vois le vélo d’Ulysse qui glisse, je l’aide à sortir de l’eau. Je rencontre Violette, elle me montre ses vaches, en direct, qui se font traire au laser à moins d’un kilomètre.

Soazig Keravec. Le marché bio a lieu tous les jeudi soir sur la cale. J’ai 11 ans, je viens y vendre mes confitures de mûres, avec grand-mère.

Rachid Bertrand. J’analyse les confitures de Soazig, un pot par année entre 2034 et 2047. On voit bien que depuis le passage aux avions solaires, après 2043, il y a beaucoup moins de kérosène dans la confiture.

Quoy Dom Poï. En thèse à l’université Roazhon 4, j’étudie l’introduction de la nourriture asiatique dans les pratiques culinaires françaises. Je demande autour de moi et j’apprends qu’une histoire circule : un vieil homme nourrirrait des tortues molles dans la Vilaine, en leur jetant des châtons vivants. Pourtant toutes les tortues consommées à Rennes sont importées, j’en suis sûr, j’ai vérifié.

Patrice Lebreton. J’invente une application de réalité augmentée qui permet aux promeneurs de discuter avec les entités présentes autour d’eux : avec les roches, avec les plantes, avec les animaux. Je crée une arène granitique muette, une prêle caractérielle, un foulque truculent.

Oriane Houdier et Nicolas Cartier. Il fait si chaud, nous quittons nos habits et faisons l’amour sous une grange abandonnée.

Manu Quinton. C’est la sécheresse, je n’ai trouvé que trois pieds de moutons. J’entends des petits cris, je m’approche doucement, j’observe un homme et une femme, nus, leurs corps roses appuyés contre un vieux pressoir.

Leïla Blaine. Les étés sont de plus en plus chaud et les hivers de plus en plus froid. Pour février 2089, je propose une grande course populaire de patin à glace sur la Vilaine, entre la Place de Bretagne et Cicé. ça s’appelle TOUT ROAZHON GLISSE, et c’est un succès énorme !

Kevin Fernandez. J’invente des bactéries en gélules qui permettent de boire sans crainte l’eau des rivières polluées. Je fais venir Ouest-France, et je me sers un grand verre d’eau de la Vilaine, que j’avale d’un coup.

Jaime Perez. C’est la 10ème édition de TOUT ROAZHON GLISSE : à la hauteur du Rheu, la glace sous mes patins se rompt, et nous sommes tout un groupe à basculer dans l’eau glacée. Je m’en sors, mais il y a deux morts.

Idoménée Duval. L’eau est tiède.

Hortense Kergrohen. C’est l’été, avec les camarades du learn-space de Cicé, entre deux mooc, on vient faire de l’hoverboard sur la Vilaine. «Hoverboarding la tortue», c’est l’hoverboard sur le dos, jusqu’au dernier moment, au risque de tomber dans l’eau. à la limite du premier pilier, je gagne contre Gabriel, mais mon board est plié.

Gabriel Gouézigou. J’ai la loose contre Hortense, je retourne l’hoverboard une demie-seconde plus tôt, je tombe dans la Vilaine. L’eau est v’la chaude, au moins 25°c, je reste là à golri puis je vois une ombre étrange dans l’eau, juste sous moi. Je sors à toute vitesse : j’ai v’la flippé.

Farid Carlo. La canicule de 2101. La cale de Babelouse. Le pont de la tortue. Un transat. L’herbe brûlée. écrasé de chaleur. Foutues fourmis !

Eugénie Andrieux. Le redoutable hiver 2102. TOUT ROAZHON GLISSE est annulé. Il fait trop froid.

David Le Dantec. Peu à peu les saisons se normalisent. La France adopte la décroissance. Je cultive des poivrons, des tomates et des avocats pour le village autonome de Champcors.

Calcutta Carlo. Je vais boire à la rivière, il fait doux. Dans le reflet de l’eau j’aperçois un jeune héron, maladroit. L’espèce a été réintroduite il y une dizaine d’années, ça a l’air de prendre.

Béa Farison. Les pommiers sont en fleur.

Aristide Verdon. Je suis mort. Je vais passer sur l’autre rive. Bientôt les cendres. On m’a déposé dans le vieux canoë avec lequel je pagayais sur la Vilaine, au milieu des hoverboards et des drônes de pêche. Je vais disparaître ici, entre l’eau et le feu.