L’homme.

Il lui semble soudain que plié dans les replis de son patrimoine génétique l’histoire de son évolution se tait.

Ou plutôt non : il lui semble soudain que justement elle ne se tait plus.

1.

Le même manège que tout à l’heure : l’ibis voit l’homme qui se lève et tourne sur lui-même, comme s’il cherchait à attraper quelque chose qu’on lui aurait attaché dans le dos. Dans le bas du dos de l’homme, sous les côtes, l’ibis voit la peau ouverte aussi simplement qu’un manteau, la colonne vertébrale à nue, et sur le côté droit un animal qui ressemble à un chat avec dans son dos des ailes rabougries, et de petits seins de femme. C’est une sphynge, mais qui sort régulièrement la tête pour contempler le monde d’un air curieux. L’ibis considère la sphynge comme une amie, elle n’a pas l’air de vouloir poser des énigmes, l’ibis est heureux que l’homme ait ça dans le dos, ça le rassure encore un peu plus.

2.

L’ibis voit l’homme qui tient son mug entre ses mains, et qui boit de temps en temps une petite gorgée. L’ibis a un peu moins peur. L’ibis se sent en sécurité, ici. L’ibis écoute l’homme qui se met à parler.

3.

L’homme est monté dans la petite chambre d’en haut, pour faire une sieste. Il se réveille, un peu désorienté. L’ibis regarde la tête de l’homme, qui n’est plus composée que d’une immense bouche ronde et noire, plus grosse qu’une pastèque, une bouche grande ouverte à l’intérieur de laquelle flotte son crâne, sec et décharné, si blanc dans la bouche si sombre, avec juste les deux globes occulaires encore attachés à l’os par le nerf optique. C’est attachés à ce crâne désseché, et depuis l’intérieur de la bouche noire et béante que les yeux de l’homme regardent. En se penchant l’ibis regarde à l’intérieur de l’homme. Il observe la sphynge qui bouge des morceaux de chair et déplace des synapses. L’ibis contemple les jolis seins de la sphynge, si ronds et si pleins. Ça doit lui faire quelque chose, à l’homme, d’avoir cette jolie paire de seins, même à l’intérieur.

4.

L’ibis a vu la femme monter dans la salle de bain. L’homme est allongé dans le canapé, il boit de l’eau à même le pichet de grès de la maison de location. L’ibis a envie de ronronner. Il lui semble que la sphynge dans l’homme ronronne, en produisant un son très long. Ils ont vécu de belles choses, ensemble, même si c’était un peu court. Les oreilles de l’homme sont maintenant rondes comme celles d’un singe, et une langue grosse, celle d’un boeuf, pend à côté du pichet dans lequel il boit. Une barbe translucide coule le long de son visage, gélatineuse, semblant briller de milliers de petits yeux qui sont en fait les grappes transparentes de la ponte d’une grenouille. Le temps passe doucement, avec de petits sursauts et de brèves accélérations. L’ibis adore ça, il a l’impression de faire du surf. Temps visqueux, caillots qui forment des pensées, ou des oublis.

5.

L’ibis voit la jeune femme redescendre, elle a mis un jogging qui fait à cet instant office de pyjamas. L’homme est assis sur le bord du canapé, et dans la pénombre son visage est seulement éclairé par le téléphone, brillant des informations qu’il projette. Elle s’occupe du dîner, il ne reste pas grand chose, des restes, un peu de pain, une terrine locale dans un bocal de verre, une salade de tomate et de mozzarella, deux bières d’abbaye qu’elle dépose sur la table. Pendant quelques instants leurs deux bouches, à lui et à elle, se rejoignent pour n’en former qu’une seule, longue et difforme, et leurs yeux grossissent pour atteindre la taille de balles de tennis qui roulent sur leurs visages grimaçants, circulent le long de la bouche- gouttière.

6.

L’ibis s’est installé dans l’homme, cette fois, à côté de la sphynge qui dort. Mais il se méfie des coups de patte qu’elle peut donner pendant son sommeil. L’homme et la femme restent dans le canapé, pour dormir, parce que le canapé les rejette l’un contre l’autre. Ils sont beaux, dans ce canapé. L’ibis marque le rythme, du bout de ses plumes à la surface des organes. Quelques éclats de leurs peaux, quelques respirations profondes...

7.

Plusieurs petits ânes, mesurant chacun la hauteur d’un demi-crâne, se promènent autour de l’ibis. Il parcourent un trajet, les uns à la suite des autres, en boucle. L’ibis constate qu’à force de passer au même endroit, ils ont créé un chemin. Un sentier de chèvre dans la chair, des pieds aux épaules. L’homme s’agite en dormant. Même de l’extérieur on le sent parcouru.

8.

L’ibis observe les ânes demi-crânes. Ils sont sortis de l’homme, mais semblent coincés par quelque chose, devant la fenêtre. L’homme se lève, le lit est vide, la femme est partie. Très vite l’homme est dans la cuisine, en bas, très vite il trouve le petit mot de la femme, sur la table. Elle est partie, pour de bon cette fois.

9.

Depuis l’intérieur de l’homme l’ibis regarde l’homme qui finit de ranger la maison, et la sphynge qui dans le même temps essaie de contenir l’homme qui déborde de partout. Tentacules, yeux globuleux, paquets d’oeufs de grenouille qui glissent comme débordements de mousse hors de l’homme. La sphynge tente de contenir les débordements. Elle semble de plus en plus fébrile. De manière incompréhensible, certaines des plumes de l’ibis se sont collées dans l’homme. L’ibis n’en prend pas peur. Il pense que les transformations en cour finiront bien par le libérer. Et puis, il se sent bien, dans l’homme.

10.

L’ibis à l’intérieur de l’homme explore l’homme et ses rapports avec l’extérieur. Ces rapports, l’ibis ne les comprend pas encore, et il pense qu’il y a quelque chose de très douloureux ou de totalement merveilleux dans ce qui se vit avec ce monde dans lequel les humains se plongent. Malgré tout ce qui remue en l’homme, les plumes de l’ibis sont toujours prises au piège des organes de l’homme, de plus en plus collées, de plus en plus fondues dans le tissu de l’homme.

11.

L’ibis à l’intérieur de l’homme sent ses ailes de plus en plus lourdes, de plus en plus mêlées à la chair de l’homme. Mais il ne se débat pas. ll observe la sphynge. Des oeufs de grenouilles par grappes transparantes, des tentacules, des yeux aux iris étranges se mélangent avec les organes de l’homme, avec ses muscles, avec ses cellules. La sphynge semble électrisée. Tout autour d’elle de petits arcs électriques bleus grésillent à l’intérieur de l’homme comme autant de connexions nouvelles entre tout ce qui s’y agite, comme des éclairs chargés et déchargés pour l’équilibre des pôles intimes de l’homme.

12.

L’ibis à l’intérieur de l’homme ne se reconnaît plus lui-même, il ne parvient plus à fermer son bec au milieu duquel s’est placé un bloc de chair et de muscle, en pleine contraction. Ses ailes et ses pattes font maintenant corps avec l’homme. Il se sent bien, ainsi, protégé comme jamais, sanctuarisé. Mais l’homme semble de plus en plus ouvert au vent, aux éléments, et la sphynge est comme un démiurge au milieu des oeufs, des yeux, des tentacules, des organes qui maintenant se mélangent avec tout ce qui vient de l’extérieur, le vent, les embruns, les feuilles et le sable, ainsi que la poussière argentée des étoiles. La sphynge contrôle les éclairs bleutés, qui ont grandi, qu’on entend claquer et gronder, les éclairs qui surgissent entre les éléments du corps, mais qui sortent aussi du corps, qui forment de nouveaux arcs bleutés avec les arbustes, avec le chemin, avec les blocs de pierre autour de l’homme.

 

Tout cela est très beau, mais l’ibis se demande si l’homme ne va pas finir par s’apercevoir de quelque chose.