Ce texte a été mis en scène par Charlie Windelschmidt dans le cadre du Kabare flottant de la Compagnie Dérézo en 2006.

 

1.
C’est la fiction d’une révolte. Histoire d’imaginer que c’est encore possible. Une histoire qui imagine que c’est encore possible. Élargir le possible, comme disent les amis des révoltes intérieures.
C’est la fiction d’une révolte extérieure, dans la rue, sans l’informatique, sans la communication, instinctive, concrète, avec le concret des pavés dans le casque et le concret de la fumée dans les yeux. Histoire de donner une forme à l’histoire, une autre que celle de l’eau de la douche qui fuit par le trou. Une autre forme que ce qui débonde par les tuyaux ou qui débande, tout court.
Pour qui n’a pas vécu Mai 1968 et ses suites, difficile de se représenter les rues séparées, la panique, les barricades. Que cela ait existé à l’époque de nos parents, une espèce de guérilla urbaine, des rues défaites, et du possible dans l’amour. Pourtant quand on vit en Bretagne on sait ce que peut être une vraie manifestation, avec ses agriculteurs en tracteurs, les dégâts, l’odeur des pneus brûlés, les panneaux arrachés. Ça coûte cher, et ça se répare très vite. Ce qui est dommage, c’est que ce genre de manifestations ponctuelles devant la préfecture, quatre pneus brûlés une tonne de pomme de terre sur le goudron, ça laisse moins de temps pour les rencontres amoureuses à foyers multiples.

 

2.
La révolte de Mai 68, avec sa réussite, est devenue un instrument pour nous broyer. Ceux qui ont vécu Mai 68 s’en servent pour nous broyer. Le granit des pavés est devenu le gravier des gésiers des poulets. Il sert à concasser pour mieux digérer.

 

3.
Le sacrifice, c’est l’exposition du cadavre en public. Si on expose pas le cadavre à la fin, vivant ou mort, le geste est moins clair. Tout retourne à la forme d’arrangement discutable, même avec celui qui aurait du être sacrifié et qui, ayant offert des fleurs, a de nouveau le droit à la parole, à l’expression, au pouvoir. Le geste de révolte qui ne va pas au bout de ce qu’il aurait du sacrifier se contente en général d’être geste pur, don du geste, et s’écrase face au pouvoir qui ne consentira jamais de lui-même à son sacrifice.

 

4.
Un personnage. La fille qui tient ses seins.

 

5.
Jeter des objets par les fenêtres. Se débarrasser du trop plein d’objets et, dans le même mouvement, assumer le risque d’assommer quelqu’un.

 

6.
Une biographie. Aliosha Lewandowski. Aliosha Lewandowski est ce qu’on appelle couramment un jeune. Il a vingt-six ans. Quand il était petit il pensait que anticonstitutionnellement était le mot le plus long du monde, puisqu’il était même plus long que le désoxyribonucléique de l’acide. Sa maman lui avait expliqué que l’acide désoxyribonucléique était la structure de sa propre constitution, et la constitution la structure de la nation. Il avait pensé qu’il était trop petit pour comprendre, mais il avait quand même demandé si l’y avait de l’acide anticonstitutionnel dans la nation.

 

7.
Le lien c’est sous les pavés la plage. En 1968 la plage était-elle un rêve avouable ? Et maintenant ? La plage comme espace privilégié. L’estran, entre marée basse et marée haute, c’est le meilleur endroit pour jouer au foot, et éviter la police, qui n’a pas le droit de venir vous y chercher. Espace sacré, comme à l’église. Comme la mer remonte régulièrement le sable est mouillé, dense, et le sol est dur. Quant au sable, c’est du pavé et du coquillage réduit en poudre, et plus c’est concassé plus c’est agréable.

 

8.
Les révoltes intérieures. Me révoltent les gens qui prennent sur leur temps libre pour se révolter contre les corridas. Les gens qui n’ont rien de mieux à faire que de crier au meurtre quand d’autres hommes massacrent des vaches de course. La corrida est un moment tragique où l’homme redevient vaguement primitif. C’est toujours moins grave que de rouler en quatre-quatre dans Paris, cette dernière phrase étant sérieuse autant voir plus que les précédentes.

 

9.
Pourquoi ça parle parfois d’amour ? Parce que les grèves, les manifestations et les luttes sont des lieux et des moments où l’amour s’exprime plus vite, plus fort, et plus clairement. En même temps qu’on perd de son temps à soi pour le miser sur un futur gorgé d’espoir, l’amour se fait urgent, nécessaire. C’est inévitable.

 

10.
Une phrase : On a froid quand on n’est plus sur toi.

 

11.
La vraie révolte est laïque, c’est-à-dire libre, insensée, prête à gâcher un morceau de sa petite vie. Pas forcément être prêt à mourir, mais à perdre un peu de ce qu’on a, surtout du temps d’existence. Du temps d’existence perdue dans un moment de révolte contre.

 

12.
Aliosha Lewandowski rencontre la fille qui tient ses seins. Ensemble, ils jettent des choses par les fenêtres, et puis des pavés, et puis ils ont concrètement de la fumée dans les yeux. Alors ils partent en pleurant. Il tient un peu les seins de la fille. Ils s’étendent sur le sable d’une plage. À l’aube, elle a un peu froid. Alors ils s’en vont, ensemble, voter.
On a entassé sous le préau les bancs et les tables des écoliers, en vrac. Il rentre dans la salle de classe. Il met dans l’enveloppe un billet blanc sur lequel il écrit :

Je mutine mon bulletin pour muscler mon futur.

Ils sortent dans la rue, et passent cette journée et les suivantes à jeter des pavés. Un jour il lui demande ce qu’elle a mis dans l’enveloppe, dans l’urne. Elle ment. Elle dit qu’elle a laissé la feuille blanche.

 

13.
Dormir, rêver peut-être. Aimer son prochain. Trouver la force de lui casser la gueule quand c’est nécessaire.